La femme et les champignons
« Ceci est le récit d’un voyage commencé au moment où ma vie a été bouleversée : un jour Eiolf est parti travailler, et il n’est pas rentré. Il n’est jamais rentré. »[1]
On pourrait penser que le deuil et la mycologie (science des champignons) sont deux univers opposés. La barrière est franchie quand l’un permet de transfigurer l’autre. Voici un livre qui parle du deuil sans vraiment en parler ; un ouvrage sur les champignons sans vraiment en être un. Long Litt Woon dans son récit autobiographique La femme et les champignons, Une histoire de deuil et de retour à la vie immerge le lecteur dans sa propre et originale expérience : chaque chapitre laisse émerger une réflexion, une émotion du deuil pour ensuite prendre une grande respiration dans l’exploration du monde des Fungi (nom scientifique du règne végétal dont les champignons font partis). Lorsque la douleur ou les questionnements sur la mort, le temps ou notre présence au monde sont trop intenses, le lecteur peut, comme l’autrice a appris à le faire au sein de son cercle d’amateurs, prendre un bol d’air dans les sous-bois.
La découverte de la mycologie par Long Litt Woon est l’acte délibéré qu’elle pose en regard de son statut de veuve non choisi. Elle nous donne ainsi des clefs pour reprendre pieds après la perte d’un être cher : explorer de nouveaux chemins, apprendre un nouveau langage (le vocabulaire scientifique de la botanique), rencontrer de nouvelles personnes (les amateurs de champignon).
« Beaucoup de gens me présentent leurs condoléances et compatissent. Je suis entourée de bons amis, mais ils ne peuvent pas porter le fardeau à ma place. Même s’ils sont nombreux à avoir de la peine pour Eiolf, ce deuil est le mien, et seulement le mien. Il faut du temps pour s’habituer à la direction que prend la vie quand on a été heurté de front. C’est à moi que revient la responsabilité de transformer un chagrin étouffant en une douleur avec laquelle il est possible de vivre. C’est à moi de remettre ma vie d’aplomb. Il n’y a qu’une chose à faire : poser un pied devant l’autre et se mettre en marche, comme un pèlerin dans un paysage antique. Il ne se passe pas grand-chose, mais les jours sont différents malgré tout. La vie est immobile bien que je sois en mouvement. Le temps passe à la fois vite et lentement. Il peut s’étirer autant que le désert de Gobi, ou se réduire à une fraction de seconde. Je fonds, comme un fleuve devient une partie de l’océan.
[1] La femme et les champignons, Long Litt Woon, 2017, p.15
Je suis la même, mais pourtant changée, sans être capable de mettre des mots dessus. Qui suis-je, à présent ? Je ne peux plus vivre ma vie d’avant, mais je ne sais pas à quoi ma nouvelle vie va ressembler. En toute honnêteté, je ne sais même pas ce que je cherche. »[1]
Cet acte posé, pour revendiquer son statut de vivant malgré le deuil, lui permettra ainsi de poser des mots nouveaux sur son expérience. Et en intégrant le cercle d’amateurs de champignons, en apprenant leur langage, leurs codes, leurs émois, c’est aussi une nouvelle place qu’elle se choisit après la perte de son couple.
« Quand deux individus choisissent de s’associer, ils constituent plus que la somme des parties. Quand l’un des deux disparaît, ce que le couple avait d’unique se perd, mais il se passe aussi quelque chose sur celui qui reste. Quand la vie et l’identité sont entremêlées celui qui reste risque longtemps de ne rencontrer que l’ombre de lui-même »[2]
En partant à la découverte de ce nouveau monde, elle découvre également une vérité essentielle de son être : elle est vivante. Malgré la souffrance du deuil, le départ de son mari, sa vie à elle perdure. Et c’est par l’utilisation de ses cinq sens qu’elle recommence à se sentir vivre, simplement, imperceptiblement comme on ne perçoit pas encore les champignons avant qu’ils n’éclosent, alors qu’ils sourdent là, sous quelques millimètres d’humus.
« En plus d’être débutante, le deuil avait désactivé mon odorat. Peut-on envisager que l’immersion dans la mycologie ait accéléré simultanément le retour à la vie, en relançant les moteurs de mes sens ? Recommencer à percevoir le monde a été comme le réveil d’un sommeil d’un siècle. Percevoir, c’est être présent. Quand j’ai été contrainte de percevoir différemment, j’ai petit à petit cessé de voir la vie de veuve de l’extérieur et j’ai progressivement repris en main ma propre vie. C’est peut-être pour cela que mes deux voyages – celui, involontaire, dans le labyrinthe du deuil, et l’autre, on ne peut plus volontaire, dans le paysage mycologique – sont aussi intimement liés ? »[3]
La femme et les champignons, Une histoire de deuil et de retour à la vie, de Long Litt Woon est disponible au Centre de Documentation de Réseau Alsacien de Soins Palliatifs (côte H18).
[1] Idem, p.52
[2] Idem, p.248
[3] Idem, p216